Attribution familiale, erreur et responsabilité
Article publié le 5 février 2025
La description d’une œuvre d’art lors de sa présentation au feu des enchères relève bien souvent du seul travail d’une maison de ventes ou de l’expert qui l’assiste. Ceux-ci peuvent notamment opérer une réévaluation ou une réattribution de l’œuvre en se gardant de toute influence de la part du vendeur, afin de conserver une indépendance de jugement. Car l’horizon d’attente des mandants entre régulièrement en opposition frontale avec l’attribution exacte de l’objet confié et peut susciter une forte déception. Néanmoins, il advient que le vendeur puisse avoir en sa possession une information dont l’importance est telle que sa délivrance s’impose, dans la perspective d’un réel devoir de coopération entre les parties prenantes à l’organisation de la vacation. Passer sous silence une telle information, qu’elle revête une influence positive ou négative dans le processus d’authentification, peut à terme emporter de graves conséquences pour tout vendeur qui tenterait de remettre postérieurement en cause la validité de la vente ou d’engager la responsabilité de son cocontractant. Et parmi ces informations, l’une d’elles retient régulièrement l’attention des tribunaux, celle de la « tradition familiale ».
Le 3 juin 2015, une maison de ventes bordelaise proposait à la vente un grand nombre d’objets d’une même collection particulière, dont « Une huile sur toile ‘Visage Alangui’ XIXe siècle 46 x 56 cm. Provenance du tableau : Héritiers d’Alexandre-Gabriel Decamps ». Estimée 200-300 euros, l’œuvre au sujet séduisant et à la provenance reconnue, suscita une bataille d’enchères telle que le prix d’adjudication frais compris s’établit à plus de 60.000 euros, l’adjudicataire final étant ici une très réputée galerie parisienne, dont le champ d’expertise couvre en premier lieu le dessin ancien. L’œuvre fut revendue une semaine plus tard à une autre galerie pour 90.000 euros, qui la revendit elle-même à un particulier cinq jours après pour 130.000 euros. Face à un tel engouement du marché, les héritiers de la vendeuse se sont émus et ont commencé à rêver à une attribution certaine de la peinture à Théodore Géricault, conformément à une « tradition familiale ». En effet, les archives familiales de la vendeuse rappelaient que celle-ci était la descendante d’un peintre, Alexandre-Gabriel Decamps, dont le frère avait défendu Théodore Géricault au moment de la réception critique du Radeau de la Méduse. Déboutés en première instance de l’ensemble de leurs demandes formées contre l’adjudicataire initial et la maison de ventes, les héritiers interjetèrent appel pour faire reconnaître la nullité de la vente et l’engagement de la responsabilité du professionnel auquel leur mère avait confié le soin de vendre le tableau et, corrélativement, de l’expertiser. Ils furent à nouveau déboutés le 20 avril 2023 et se pourvurent en cassation.
Un caractère excusable en raison de l’intervention d’un professionnel
Au terme de son arrêt du 4 décembre 2024, la Cour de cassation casse l’arrêt de la cour d’appel en ciselant une solution nouvelle, mais peut être uniquement d’espèce, relative à l’une des trois conditions de qualification d’une erreur sur les qualités essentielles, que cette erreur provienne de l’acquéreur ou, comme en l’espèce, du vendeur d’un bien. La haute juridiction retient ainsi que « l’erreur du vendeur sur les qualités substantielles de la chose vendue n’est une cause de nullité du contrat que dans la mesure où elle est excusable ». En cause d’appel, les magistrats avaient considéré que la seule absence d’examen préalable des archives par la vendeuse, assistée par son fils, « alors qu’elle avait connaissance que le peintre Alexandre-Gabriel Decamps et d’autres membres de sa famille faisaient partie du monde des arts au XIXe siècle, amène à considérer l’erreur commise par elle comme inexcusable ce qui fait obstacle à ce qu’elle puisse être une cause d’annulation du contrat de vente ». Certes, l’ancêtre concerné avait une certaine notoriété et aurait pu constituer une collection personnelle notamment auprès de Géricault, dont le nom était attaché à l’œuvre au sein de plusieurs documents de diverses natures dans les archives familiales. Certes, la vendeuse n’en avait pas fait mention au commissaire-priseur et n’avait pas attiré son attention en particulier sur cette œuvre. Est-ce à dire pour autant que son erreur était inexcusable alors même qu’elle ne semblait pas avoir une fine connaissance des rouages du marché de l’art ou du processus d’authentification ? Il n’en est cette fois rien selon la Cour de cassation pour laquelle l’erreur est nécessairement excusable « si le vendeur a transmis tous les éléments en sa possession au professionnel chargé de la vente en s’en remettant à son avis et que celui-ci n’a pas procédé aux recherches qui auraient permis d’éviter cette erreur ». Le caractère excusable de l’erreur du vendeur doit ainsi être qualifié différemment s’il a confié ou non à un professionnel le soin de décrire le bien tout en lui ayant transmis tous les éléments pouvant participer à son identification. Pareille solution préserve les intérêts de tout mandant confiant leur bien à un professionnel en vue de sa vente.
Un devoir de diligence vis-à-vis du vendeur
Quant à la responsabilité de la maison de ventes, qui avait également été écartée en cause d’appel, la Cour de cassation censure également l’arrêt. Le raisonnement est ici fondé autour d’un triple visa, composé de l’article L. 321-17 du Code de commerce et des articles 1.2.2 et 1.5.4 du Recueil des obligations déontologiques des opérateurs de ventes volontaires dans sa version alors applicable aux faits de l’espèce. Si l’article du Code de commerce, en complément de l’article 1231-1 du Code civil, envisage les contours de la responsabilité d’un opérateur notamment lorsque celle-ci est recherchée par un vendeur, les deux dispositions du Recueil imposent respectivement un devoir de transparence et de diligence vis-à-vis du vendeur, ainsi qu’une exigence relative aux recherches appropriées qui doivent être menées pour l’identification de tout bien confié en vue de sa vente. Le même article 1.5.4 rappelle que, le cas échéant, la maison de ventes recourt à l’assistance d’un expert.
La cour d’appel avait écarté la responsabilité du professionnel en précisant que la maison de ventes n’avait jamais été interrogée sur le tableau et que la propriétaire n’avait pas saisi le professionnel d’une demande d’expertise particulière. En ce sens, la maison de ventes aurait respecté les termes de son mandat et aucune inexécution contractuelle n’aurait pu lui être reprochée. À l’inverse, la Cour de cassation considère que ces motifs sont « impropres à écarter la responsabilité de la société de ventes au regard des obligations lui incombant préalablement à une vente ». En d’autres termes, le devoir de diligence dans le processus d’authentification semble revêtir une importance telle qu’il s’imposerait pleinement dans le silence du mandat. Pour autant, il reviendra à la cour d’appel de renvoi de déterminer si en l’état des informations transmises à l’époque par la vendeuse à la maison de ventes celle-ci avait failli dans l’exécution de la mission qui lui était confiée. Au regard des informations transmises par la vendeuse, la maison de ventes aurait-elle dû retirer l’œuvre du catalogue afin de faire procéder à une expertise plus poussée par un tiers ? Au regard de l’engouement suscité par l’œuvre avant la vente, son retrait de la vacation aurait-il dû intervenir afin de faire procéder à une expertise plus poussée par un tiers ? Le seul fait de ne pas avoir soumis l’œuvre à un tiers expert au regard de la qualité de la toile et d’une histoire familiale partiellement connue suffit-il à caractériser un manquement contractuel ? Ces trois questions centrales dans l’appréhension de la responsabilité d’une maison de ventes seront assurément envisagées à l’occasion de l’arrêt de renvoi ; celle de l’attribution certaine de l’œuvre à Géricault ne le sera en revanche pas. Les contentieux entre un mandant et un opérateur de ventes volontaires étant rares, les futurs enseignements qui seront apportés seront précieux pour déterminer plus précisément les contours des diligences attendues par tout vendeur et, corrélativement, les contours de la responsabilité de ces professionnels de la vente et de l’expertise.
L’intégralité de l’article est à retrouver dans l’édition française de janvier 2025 de The Art Newspaper.
Un article écrit par Me Alexis Fournol,
Avocat à la Cour et Associé du Cabinet.
Dans le cadre de son activité dédiée au droit de l’art et au droit du marché de l’art, le Cabinet accompagne régulièrement des maisons de ventes aux enchères (opérateurs de ventes volontaires et commissaires de justice) dans les contentieux relatifs à la contestation de l’attribution d’une œuvre ou d’un objet d’art, ainsi qu’à la tentative d’engagement de la responsabilité des professionnels de l’expertise. Le Cabinet accompagne également des collectionneurs (acheteurs ou vendeurs) dans la défense de leurs droits. Avocats en droit de l’art et en droit du marché de l’art, nous intervenons également en matière de droit des contrats, de droit de la responsabilité, de droit de la vente aux enchères publiques pour l’ensemble de nos clients, aussi bien à Paris que sur l’ensemble du territoire français et en Belgique (Bruxelles).